La psychochirurgie, une passerelle vers le transhumanisme ?

De toutes les spécialités médicales et chirurgicales, la neurochirurgie est sans doute celle qui fait le plus rêver – ou cauchemarder. En neurochirurgie, on ouvre cette boîte noire qu’est le crâne (ça s’appelle « trépaner »), et on manipule l’organe suprême, le cerveau. Manipuler le cerveau… pour quoi faire ? Dans la réalité, faire l’exérèse d’une tumeur, évacuer un hématome, clipper un anévrisme, dériver une hydrocéphalie, guérir une épilepsie, soulager une névralgie, stimuler un noyau sous-thalamique pour atténuer les symptômes d’une maladie de Parkinson… Dans l’imaginaire, tirer les ficelles de la marionnette humaine, pour modifier son humeur, ses affects, ses émotions, son comportement, ses « performances », comme on dit aujourd’hui.

La neurochirurgie se fait alors « psychochirurgie ». Cette discipline n’est en fait pas nouvelle. Elle a commencé dans les années 1930, avec les travaux d’Egas Moniz, neurologue portugais inventeur de la leucotomie frontale. Les années 1950 virent l’explosion de la lobotomie, surtout aux USA où Walter Freeman parcourait le pays dans sa « lobotomobile », allant d’un asile psychiatrique à l’autre pour soulager les patients les plus agités. Avec un pic à glace, introduit sous la paupière supérieure, il perforait le toit de l’orbite et sectionnait la base des lobes frontaux. Des milliers de patients, essentiellement psychotiques, ont été traités de la sorte… avant que la mise au point des neuroleptiques relègue la lobotomie au musée des horreurs médicales (musée bien rempli, il faut l’avouer).

Mais la possibilité de stimuler et non plus détruire certaines structures cérébrales, donc d’agir de façon réversible, non mutilante, ce qu’on appelle la « chirurgie mini-invasive » (ce qui suggère qu’il y a une « maxi-invasive »), et aussi les progrès de la neuroanatomie fonctionnelle, relancent l’intérêt pour la psychochirurgie. En effet, l’hyperactivité pathologique d’une région cérébrale peut être brouillée par un courant électrique de haute fréquence appliqué à une électrode implantée. C’est le principe de la stimulation cérébrale profonde (SCP). Forte de ses succès dans le traitement des mouvements anormaux (maladie de Parkinson, tremblement essentiel, dystonie…), la SCP s’étend aujourd’hui à certaines maladies neuropsychiatriques : troubles obsessionnels compulsifs et maladie de Gilles de la Tourette, indications dans lesquelles les stimulations sous-thalamiques commencent à être maîtrisées, mais aussi dépression sévère, addictions, anorexie mentale, trouble anxieux généralisé, autisme, agressivité pathologique… En Chine, il semble même qu’une indication pour la SCP est l’homosexualité, considérée comme une déviance sexuelle ! En Europe, on a d’ailleurs opéré des délinquants sexuels, avec leur consentement certes, mais celui-ci semblait pour le moins contraint par la perspective d’une remise de peine. En Chine toujours, des milliers de toxicomanes ont été traités par  destruction bilatérale du noyau accumbens, un relai fondamental du « circuit de la récompense ». Les conséquences neuropsychologiques de ces interventions sont difficiles à évaluer, les publications se focalisant surtout sur la qualité du sevrage obtenu. S’agissant de « l’agressivité réfractaire », une équipe colombienne a pratiqué des lésions de l’hypothalamus par radiothérapie multifaisceaux. Débuté en 2013, ce programme a concerné cinq sujets, âgés de 12 à 43 ans, présentant une agressivité associée à un retard mental. Les auteurs concluent qu’avec cette intervention, le système de santé économiserait 60 à 80% durant les cinq premières années postopératoires.

Il y a ici à l’évidence un risque de dérapage : celui de confier à la psychochirurgie le contrôle social des déviants, ou considérés comme tels. Ceux-ci, volontaires ou non, pourraient être « normalisés » par les nouvelles techniques. Sous couvert de soulagement de la souffrance psychique, se profile le spectre de la manipulation et du contrôle social. Et ce ne sont pas les déclarations vertueuses des principaux intéressés, les neurologues, psychiatres et neurochirurgiens, qui rassurent ! On sait ce que valent les comités d’éthique, les staffs multidisciplinaires, les consentements éclairés et autres prétendus garde-fous d’une responsabilité morale brandie comme un étendard et en vérité gangrenée par les conflits d’intérêt. L’exemple de la Chine est effrayant : quand la pression sociale monte, il n’est guère de rempart qui protège l’individu contre les exigences de normalité et de performance.

Par ailleurs, les dérives potentielles de la psychochirurgie éclairent un projet dont on parle beaucoup aujourd’hui, le transhumanisme. Car si on peut rendre un fonctionnement normal au système nerveux malade, ne peut-on envisager de lui conférer un fonctionnement « supranormal » ? C’est ici que le fantasme prend son essor – essor encouragé par certains praticiens qui voient dans l’appétence du public pour leurs talents une chance historique pour leur activité. Ce fantasme se cristallise sur les stimulations du cerveau par des électrodes, ou neuroimplants. Brain chips ou puces neuromorphiques, ultramicroélectrodes vasculaires, nanomolécules, nanotubules de carbone, optogénétique, toutes ces prothèses vont nous rendre plus voyants, plus entendants, plus intelligents, plus forts, plus joyeux, plus endurants, plus… tout ! Les neuroimplants vont nous permettre de prendre le dessus dans cette jungle qu’est le monde naturel. Par la grâce de la technique, nous bénéficions déjà d’un monde extérieur très aménagé. Ne sommes-nous pas assis dans la coque qu’est notre automobile, le téléphone portable rivé à l’oreille, les yeux fixés sur l’écran vidéo tandis que la main se prolonge par la souris ? Eh bien, il ne reste plus qu’à compléter notre équipement externe par des prothèses internes ! Ces « technologies embarquées » seront à l’origine de nouvelles « expériences » qui décupleront notre puissance et notre plaisir. Le neurochirurgien est là pour construire ce cyborg qui va reléguer l’homme naturel aux oubliettes de l’évolution des espèces. Il est l’ouvrier qualifié qui, bien dirigé par des ingénieurs en NBIC, implante les fonctions nouvelles dans ce terreau qu’est la matière grise. Sous son bistouri, le cerveau n’est plus un donné, il est un support. Nous entrons dans l’ère du neuroenhancement, de la liberté morphologique et du plaisir sans limite. Bientôt nous pourrons rivaliser avec les personnages des films de David Cronenberg : dans Vidéodrome, l’homme se transforme en magnétoscope ; dans Crash, il s’incorpore à l’automobile ; dans eXistenZ, c’est un jeu vidéo qui est directement branché sur le système nerveux, pour remplacer le réel par le virtuel. Ces bouffonneries sont la face lumineuse, ludique, du projet transhumaniste.

Malheureusement, il y a une face obscure. Après s’être abandonné aux fantasmes, il faut revenir sur terre ! Et sur terre, ici et maintenant, la neurochirurgie fait peur. L’utopie n’est jamais loin de se transformer en dystopie.

En réalité, on ne peut pas dire que le sujet neurochirurgical soit particulièrement sexy. C’est plus un homme diminué qu’un homme augmenté. Multiopéré, couvert de cicatrices, bourré de médicaments, muni de sondes, de prothèses, d’implants, de plaques et de vis, d’électrodes de stimulation, il ressemble plus à la créature de Frankenstein qu’à l’Homme qui valait 3 milliards ou à Super Jaimie ! Il suffit de faire un tour en réanimation pour comprendre que celui qui gît sur son lit de douleurs, entièrement assisté par les machines, est loin d’avoir acquis par la technique une puissance supérieure. Il est plutôt soumis que libéré par la technique. On a beau nous promettre que les prochaines prothèses, miniaturisées et améliorées, se feront oublier par leurs porteurs, on sait bien que rien ne vaut nos bons vieux organes naturels. On teste actuellement des machines pour faire marcher les paraplégiques… En fait elles sont bien inférieures en efficacité à un banal fauteuil roulant. De même les implants du tronc cérébral utilisés pour les surdités profondes permettent de restaurer une sensibilité aux signaux d’alerte chez la plupart des patients, plus rarement une véritable audition discriminante ; en tout cas, rien qui rivalise avec les performances de l’oreille normale. Et on n’attend guère mieux des prothèses visuelles en cours de développement. La prothèse, c’est bien pour compenser un organe défaillant. Quant à surpasser un organe sain… Pensons à la prothèse de hanche, couramment implantée aujourd’hui (parce que très au point, ce qui n’est pas le cas des neuroprothèses) : c’est évidemment mieux qu’une hanche rongée par l’arthrose mais en termes de confort, de polyvalence, de solidité, de durabilité, ça ne rivalise pas avec une hanche naturelle saine.

Revenons à la psychochirurgie, et voyons comment elle nous renseigne sur la face sérieuse du projet transhumaniste : l’amélioration des humains pour les ajuster au monde tel qu’il est. Il y a ici un paradoxe. On nous avait promis que le monde moderne serait un nid douillet, un cocon adapté à nos besoins ; voilà qu’il s’avère que c’est à nous de nous adapter, au physique comme au moral – être plus intelligent, plus laborieux, plus endurant, plus habile, plus créatif, pour travailler mieux ; être plus sociable, plus coopérant, plus paisible, d’humeur plus égale pour construire le « vivre-ensemble » ; et le tout plus longtemps pour échapper à la décrépitude de la vieillesse, ce poids-mort intolérable. Nous adapter ou être écrasés, voilà le choix qui nous est proposé dans le monde technique ! Ce monde complexe demande des compétences chaque jour plus élevées. Ceux qui ne suivent pas la course à la performance n’y trouvent plus leur place. Une fragilité psychique ou un défaut intellectuel et c’est l’éviction directe au profit des machines qui font disparaître les emplois non qualifiés. Pour ne pas être remplacé par des machines, l’homme doit accepter de devenir un peu une machine lui-même. Occuper pleinement sa place dans la société technique suppose de devenir soi-même un objet technique. Dans le monde qui vient, le chômage, ou plus précisément la mise en invalidité, sera la sanction des multiples insuffisances de l’homme naturel. L’homme non techniqué sera le nouvel invalide d’un monde entièrement soumis aux contraintes de la technique. Pour garder sa place chacun devra accepter des interventions sur son corps et son esprit. L’amélioration hédoniste, de confort, s’effacera devant une amélioration de nécessité, de survie. La promesse thérapeutique se révèle un alibi pour couvrir la pression à laquelle, tous, nous sommes soumis. C’est d’ailleurs une constante dans le discours promotionnel des transhumanistes : ils commencent par essayer de vous séduire et si vous résistez ils vous menacent.

Notons qu’il n’y a là rien de vraiment nouveau. En 1894 déjà, Galton : « Il est désormais devenu tout à fait nécessaire d’améliorer le type de l’espèce humaine. Le citoyen moyen est trop grossier pour les tâches quotidiennes de la civilisation moderne.[1] » Ou Trotsky, en 1932 : « Lorsque l’homme aura pris le contrôle des énergies anarchiques de sa propre société, il se mettra à travailler sur lui-même, dans le mortier et la cornue du chimiste. Pour la première fois, l’humanité se considérera elle-même comme un matériau brut ou, tout au plus, comme un produit physiquement et psychiquement semi-fini. Le socialisme représentera un saut du royaume de la nécessité dans le royaume de la liberté dans le sens aussi que l’homme d’aujourd’hui, plein de contradictions et sans harmonie, ouvrira la voie à une race nouvelle et plus heureuse.[2] »

Dans ce beau projet, ce qui est nouveau, ce sont les moyens. Nous sommes sur le point, paraît-il, d’acquérir les moyens de nous hisser à la hauteur de nos modèles mécaniques, de nous upgrader. Quant à assurer que ces techniques feront advenir le royaume de la liberté, on nous permet de rester dubitatif… Mais cela n’empêche pas leurs thuriféraires de faire briller ce joli miroir aux alouettes. Aux riches alouettes, notons bien ! Car bien sûr, seuls les riches auront accès à ces techniques. Eux seuls auront les clés pour tirer leur épingle du jeu, pour être du côté des maîtres et non des esclaves – ou tout simplement du côté des travailleurs et non des chômeurs. Cette rupture d’égalité est en général la seule réserve formulée par les transhumanistes à l’encontre de ce qu’ils appréhendent comme un immense progrès. Un immense progrès… Faut-il qu’ils soient mal dans leur peau pour appeler « progrès » la mise en dépendance de l’homme vis-à-vis des machines ! Quand la condition humaine est vue comme une prison, tout ce qui permet de s’en affranchir est désirable. Sans même que soit posée la question qui fâche : et si, en œuvrant pour libérer l’homme de sa prison naturelle, on l’enfermait dans une prison technique plus invivable encore ?

Ou une prison commerciale… Car ce qui sera perdu en matière de liberté individuelle ne le sera pas pour tout le monde ! N’oublions pas le dogme central de la société dite libérale : gagner toujours plus d’argent et pour cela, conquérir de nouveaux secteurs de marché. Un des plus prometteurs est celui de la santé (en fait du soin) : lutte contre les maladies et le vieillissement, amélioration du potentiel physique et intellectuel, contrôle de l’équilibre psychique, procréatique, gestion de la fin de vie… Il y a là un gisement de ce que le jargon économiciste appelle des « services » à monétiser, mine d’or qui avive la convoitise des marchands de techniques biomédicales, qui sont aussi des marchands d’utopies. Les transhumanistes sont les idiots utiles de ces marchands. « Il faut s’améliorer » nous susurrent-ils pour susciter un besoin dans lequel s’engouffrera le marché. Car toutes les améliorations réclamées par notre désir insatiable nous seront monnayées en retour : les nouveaux médicaments seront facturés au prix fort, les gadgets d’amplification des fonctions biologiques feront l’objet de campagnes promotionnelles intensives, les déviances psychologiques seront traquées au nom de l’ascension sociale, les enfants seront à vendre au plus offrant, et les vieux, scandale improductif dans une société obsédée par le profit, seront euthanasiés dans la dignité. Il faudra implanter, entretenir, remplacer, upgrader, changer les batteries, traiter les complications… Ces nouveaux « services » ne seront certainement pas gratuits. Il paraît qu’ils seront les métiers de demain. Ne nous cachons pas derrière notre petit doigt : nos fantasmes d’hyperintelligence, de neuroenhancement, de santé parfaite sont avant tout des facteurs favorables à la croissance économique, et de ce fait ils sont soumis à des pressions peu désintéressées de la part des grands groupes techno-industriels qui dominent le marché. Il faut bien conditionner les masses de consommateurs… Comme l’écrit Cédric Sauviat : « Même si elle avait véritablement un but philanthropique, l’aventure technologique qui s’annonce ne manquerait pas de nous apparaître comme la plus formidable entreprise d’aliénation jamais imaginée à l’encontre du genre humain. Et nous y entrons avec l’émerveillement du taureau pénétrant dans l’arène, sous les ovations extatiques des visiteurs du Consumer Electronic Show.[3] »

Il n’y a pas que le monde de l’entreprise qui est en passe d’être révolutionné par les « promesses » du transhumanisme. Il se murmure que les militaires aussi sont sur les rangs. Ils voudraient construire un super soldat. Infatigable, invulnérable, y compris sur le plan psychique. Des études sont en cours sur le stress post-traumatique, ce malaise que ressentent les hommes qui reviennent des terrains d’opération où ils ont été exposés à des atrocités. Imaginez le champ qui s’ouvre à la psychochirurgie : un petit implant et vous effacez les souvenirs douloureux des tortures auxquelles vous avez été soumis ou que vous avez commises vous-mêmes. Ou, mieux, avant même de partir au combat ! Une véritable avancée qui fera beaucoup pour le confort moral de nos combattants, pilotes de drones et autres héros en puissance. Plus largement, ces techniques pourraient s’étendre à de nombreux professionnels en demande de soutien médical du fait de la difficulté de leurs conditions de travail : vous avez pensé à la souffrance morale des gardiens des camps de concentration ou des prisons secrètes de la CIA ? Le personnel des futurs Auschwitz et Abou Ghraib vous remercie bien…

Pour conclure, je propose au lecteur de faire son examen de conscience : vous sentez-vous plutôt hardi transhumaniste ou prudent traditionaliste ? Technoprogressiste ou bioconservateur ? Je vous laisse choisir votre camp. Et surtout, je vous laisse méditer sur votre ambivalence, notre ambivalence. Il faut l’avouer : nous autres modernes voulons tout et son contraire. Demande d’amélioration des individus, exigence de respect des handicapés. Dégoût des infirmités, envie d’être aimé tel qu’on est. Ambition d’être performant, angoisse de devoir être compétitif. Désir de vivre vieux, volonté de ne pas être vieux physiquement. Terreur de la souffrance, effroi du néant. Peur de la mort, appréhension devant la vie. Proclamation de liberté, demande de protection. Refus du paternalisme, quête de maternage. Revendication d’individualité, besoin de sens collectif. Croyance au progrès, nostalgie du passé. Générosité des déclarations d’intention, mesquinerie des actions pratiques. Sommation d’une médecine technique et humaine tout à la fois. Les médecins sont tiraillés entre ces exigences contradictoires, impossibles à satisfaire toutes en même temps. Et c’est ainsi qu’in fine, après avoir suscité dans le corps social bien des espoirs et bien des peurs, ils sont surtout confrontés à une immense déception.

La déception… Voilà la chute de notre histoire ! Finalement, c’est avec cette déception que le neurochirurgien doit se débrouiller. Lui si fanfaron doit reconnaître qu’il est dispensateur de techniques qui promettent plus qu’elles ne peuvent tenir ou qui menacent plus qu’elles ne libèrent. Il doit avoir la sagesse de gérer les frustrations, au lieu de se complaire dans la fuite en avant technologique. Aurons-nous cette sagesse, ou consentirons-nous à devenir les petits soldats du meilleur des mondes ?

[1]                Cité par Olivier Rey, Quand le monde s’est fait nombre, Stock, 2016.

[2]                Ibid.

[3]                Cédric Sauviat, Pourquoi résister à l’intelligence artificielle ? https://sciences-critiques.fr/pourquoi-resister-a-lintelligence-artificielle/