La loi Leonetti-Claeys sur la fin de vie a instauré le « droit à » une sédation profonde et continue jusqu’au décès, assortie de l’arrêt de tout traitement dit de maintien en vie. Elle a par ailleurs renforcé le poids des directives anticipées. Ces deux dispositions — ces deux dispositifs — visent à faire droit à « l’autonomie » du patient.

Cette tendance irrésistible à mettre en procédures même les choses censées ne pas pouvoir l’être est bien connue1. Mais on peut s’étonner de voir les Soins Palliatifs y céder aussi facilement. Les Soins Palliatifs, en effet, s’inscrivent dans une perspective globale à rebours des procédures et indissociable de l’accompagnement. La nature relationnelle de la personne se dévoile avec les enjeux de la fin de vie, qui sont des enjeux de sens et non de moyens : des enjeux spirituels et relationnels — être reconnu comme une personne, relire sa vie, se réconcilier … quêter un sens : un au-delà de soi-même en lequel placer sa vie. La personne, très souvent, s’inscrit dans une démarche de continuité et de transmission de soi. L’on aperçoit, dès lors, la limite du modèle (et des dispositifs) du patient parfaitement « autonome ».

La sédation palliative

Partons de la sédation. Diminuer la vigilance du patient a toujours, jusqu’ici, posé un dilemme : choisir entre le soulagement de souffrances réfractaires parfois très vives, et le maintien d’une relation particulièrement importante au même moment. Les soins palliatifs sont ainsi confrontés à la limite de leur idéal de prise en charge2.

Mais, en pratique, la sédation peut très bien respecter la dynamique relationnelle de la fin de vie. La sédation palliative consiste, face à des symptômes réfractaires à des traitements plus conventionnels, à atténuer la vigilance du patient de telle sorte que sa situation redevienne tolérable … et l’accompagnement possible, justement. La sédation s’insère ici dans une dynamique qu’elle cherche à soutenir et non à évincer : tel est son but. La proportion des soins est la pierre angulaire de la pratique : la vigilance du patient ne sera diminuée qu’autant et pas plus que nécessaire pour le soulager. Ce critère de proportionnalité autorise alors le recours à une sédation profonde, voire continue : il s’agira des situations, rares sinon exceptionnelles, où la conscience du patient est tout entière envahie par la souffrance. La sédation palliative est un continuum dont la sédation profonde constitue en quelque sorte la limite. Mais, même dans sa déclinaison profonde, la sédation reste, au moins potentiellement, réversible. Et elle ne dispense pas des soins et des autres traitements proportionnés aux besoins du patient, ni du maintien d’une forme appropriée de la relation. Le soulagement des symptômes et lui seul finalise la sédation, et guide sa profondeur : on ne cherche ni à « déconnecter » le patient, ni à faciliter ou précipiter son décès3.

La sédation palliative est une pratique qui s’inscrit bien dans le cadre de l’alliance thérapeutique, qui est une relation basée sur la confiance, et non sur un « droit à ». C’est en soignant et en accompagnant de la sorte les patients que l’on vérifie régulièrement l’importance de la relation en fin de vie. Là où des patients, et les proches avec eux, pensent ne trouver d’issue que dans la mort où l’inconscience, la démarche palliative leur permet au contraire de rester en relation, dans un dernier coeur à coeur. Il n’est pas rare, alors, que les mêmes proches nous confient ensuite l’importance inattendue de ces dernières heures, parfois décrites comme « les plus intenses d’une vie commune »4.

La sédation terminale

Mais la sédation peut être le lieu d’intentions et de pratiques autres : non plus l’auxiliaire des soins palliatifs, au sein d’un accompagnement socialisé, mais l’outil de « maîtrise » des « conditions du mourir ». La perspective n’est plus la même, qui s’inspire des procédures de limitation et d’arrêt des thérapeutiques actives (LATA) de Réanimation, dont elle transpose les modalités au contexte des Soins Palliatifs5.

Une telle sédation, qui est d’emblée et nécessairement profonde et continue jusqu’au décès, ne recherche pas tant le soulagement des symptômes que l’inconscience en elle-même, pour obtenir une efficacité supposée maximale, immédiate et définitive. Elle peut aussi rechercher, non pas nécessairement mais assez facilement, la précipitation du décès. La proportion des soins n’est plus respectée. On a affaire ici à une rupture relationnelle, ou encore — nombreux la décrivent ainsi — à une mort relationnelle. À la parole et à l’accompagnement se substituent le silence et une simple procédure de déconnexion, en anticipation de la mort. Il s’agit d’une sédation terminale : la sédation est un compte-à-rebours, finalisé par le décès en lui-même. La technique s’inscrit dans le cadre conceptuel de l’euthanasie : son objectif est d’opérer la transition vers le décès et de garantir la maîtrise de cette transition. Dit encore autrement : l’euthanasie est l’asymptote d’une telle sédation6.

La sédation peut même devenir l’auxiliaire d’une euthanasie à part entière, s’il s’agit de faciliter une omission de soins proportionnés afin de provoquer le décès du patient. Tel est le cas emblématique de l’arrêt de la nutrition et de l’hydratation pour prétendument « laisser partir » un patient dont la stabilisation dans un état chronique de conscience altérée déçoit en fait les promesses de sa réanimation initiale7.

Qu’il s’agisse d’une sédation terminale ou d’une euthanasie à part entière, la perspective n’est plus de savoir comment prendre soin mais de savoir comment se donner la maîtrise des conditions du mourir. Ce changement de paradigme est celui opéré par la loi du 2 février 2016. En particulier, le dispositif Leonetti-Claeys relatif à la sédation (DLC) est un type de sédation terminale dûment protocolisé. Le DLC fait droit à l’individu « autonome », dont ladite autonomie trouve son aboutissement dans une conformité et un assujettissement total à la technique. Ainsi voit-on s’opérer la subversion des soins palliatifs : alors que ces derniers étaient censés subvertir la médecine technicienne, c’est le contraire qui se produit, et le DLC nous ramène au silence et au cocktail lytique, feu le DLP (Dolosal–Largactil–Phénergan), que l’on donnait pour « aider » les mourants à partir … seuls8.

Une erreur de méthode

La distinction principale qui importe sur la sédation en fin de vie n’est donc pas celle qui se rapporterait à sa profondeur et à sa continuité (réduction technicienne de l’intelligence et du langage qui nous dissimule le sens de nos actes). Celle qui importe avant toutes les autres est celle qui informe et finalise ces derniers éléments, qui ne sont que des moyens. La distinction première est celle qui fait le départ entre une sédation palliative et une sédation terminale. La première s’inscrit dans une dynamique relationnelle et respecte les enjeux de la fin de vie. La seconde opère une rupture relationnelle, voire précipite la survenue du décès9.

Il s’agit de comprendre comment l’on passe d’une perspective à l’autre. Personne ne désire souffrir ou mourir. La mort et la souffrance nous posent les mêmes questions à tous. Mais, tandis que l’inspiration des Soins Palliatifs consistait à donner une réponse à ces questions, celle des procédures consiste à traiter la question comme on traite un problème. Et donc à lui répondre … par la technique. Tout le DLC, en l’occurrence, se résume à cette erreur de méthode. Il n’est pas là « pour éviter toute souffrance », comme on a pu le prétendre. Il est là pour éviter la question de la souffrance. Tout comme « la peur de mal mourir » n’est que le déni de la peur de la mort : on se focalise sur le comment, sur la maîtrise des modalités du mourir, pour mieux évacuer le pourquoi de la mort10.

La question de l’autonomie

Ce changement de perspective n’est évidemment pas neutre. À chacune des deux approches correspond une compréhension différente de la personne, de la relation, de « l’autonomie », et de la médecine.

La sédation palliative relève du soin. Elle ressortit à une anthropologie de la relation et de l’alliance thérapeutique, où le respect de l’autonomie consiste à respecter le cheminement de la personne sur fond de sens et de destin communs. La sédation terminale, comme toute espèce d’« assistance médicale à mort », relève de l’anthropotechnie. Privée de sens objectif commun, elle favorise l’individualisme et la structuration juridique de la relation, où le respect de l’autonomie est celui d’une volonté à même de décider du sens des choses, indépendamment des choses elles-mêmes. Rien de nouveau sous le soleil. On revient ici au vieux débat de l’Occident chrétien sur le libre arbitre. Classiquement, la liberté est le pouvoir de personnaliser son art, son histoire et sa vie à partir d’une communauté de nature et de destin. Ce sont les inclinations universelles, (sur)naturelles et relationnelles, de l’homme, qui fondent sa liberté et développent sa volonté : la liberté est un accomplissement. Avec le nominalisme en revanche, la liberté est le pouvoir d’imposer sa volonté en tant que source ultime du sens de chaque décision. La volonté, autoréférentielle, s’exerce contre toute forme de lien, considéré comme une limite à la liberté : la liberté est une émancipation11.

Cette dernière compréhension de la liberté plonge ses racines dans la filiation sceptique de la philosophie occidentale : le sens objectif universel des choses n’existe pas et le langage n’est affaire que de convention (« nominale »). Une telle épistémologie a beau être paradoxale (un tel locuteur « détruit d’abord tout langage, et il admet ensuite qu’on peut parler »12), elle domine aujourd’hui, notamment lorsque l’on confond la réalité et le sens des choses avec ce que l’on désire et décide (le caractère objectif de l’« acharnement thérapeutique » se voit confondu avec le désir du patient ; la partition entre « soin » et « traitement » avec ce qui peut dépendre de la décision « autonome »). La faveur donnée aujourd’hui à une telle conception fantasmatique de la liberté a bien sûr à voir avec le contexte consumériste dans lequel nous évoluons. Elle a aussi été grandement favorisée, mais c’est une autre façon de dire la même chose, par le primat donné à la science moderne et à sa fille, la technique, la compréhension du monde en termes de forces et de moyens définalisés, à la libre disposition de nos vouloirs, se prêtant idéalement à consacrer une volonté autoréférentielle13.

La privatisation de la mort

Il s’ensuit une désymbolisation de la réalité et une individualisation du sens de la réalité. Ainsi de la mort qui, de destin collectif, devient de plus en plus une affaire privée. D’où, et l’on arrive au fameuses directives anticipées, la communication, et l’insistance à communiquer, sur la mort, pour connaître les voeux de chacun pour sa fin de vie, et surtout l’insistance à vouloir les exprimer en termes médicaux. On manque alors l’essentiel, voire fait-on barrage à l’essentiel. Ainsi le dispositif des directives anticipées n’est-il pas fondé à garantir aux personnes leur accomplissement (comment un dispositif technique le pourrait-il ?) mais à promouvoir leur émancipation, leur volonté « directive ». Avec le même paradoxe que celui de la sédation terminale, puisque le dispositif devient le symptôme — il s’en veut le remède — d’une profonde et totale désubjectivation, en faisant dépendre l’autonomie en question d’une exigence de conformité à la technique — l’autonomie comme « la maîtrise des conditions du mourir ». Cette injonction à anticiper individuellement et médicalement les conditions de notre mort est le strict envers de la conviction d’essence scientiste que nous n’avons plus rien de commun à dire sur la mort. L’individu « autonome » est enjoint à une mort autonome, chargé de porter seul toute l’Affaire de la mort14.

L’affaire Vincent Lambert rend tristement compte de tout cela. Elle est partie, face à une situation jugée complexe, de la motivation de faire droit à la (supposée) volonté « directive » du patient. Et elle s’est concrétisée par la mise en oeuvre d’une procédure. Procédure de Réanimation (LATA) … dans un service de Soins Palliatifs … pour un patient non pas en fin de vie mais dans un état chronique de conscience altérée. Certains considèrent alors que cette histoire constitue « un drame humain absolu » tout en assimilant la nutrition entérale à la « médecine tellement performante » à l’origine du drame ! Cette fable a déjà été contée : tels les animaux malades de la peste, voilà les disciplines les plus techniciennes de la médecine moderne, la royale Réanimation en tête, qui s’interrogent sur leur responsabilité dans l’origine du drame … pour finalement crier « acharnement » sur la nutrition entérale, le baudet de la médecine ! Puis l’on décrète que « la vraie question, la seule au fond, est : qu’est-ce [que le patient] aurait voulu ? » — et l’on promeut l’inscription des directives anticipées sur la carte vitale pour connaître la décision de chacun sur cette question15. Même son de cloche du côté du Ministère « des solidarités » : n’oubliez pas de rédiger vos directives anticipées16.

L’affaire résume l’Affaire : l’injonction « solidaire » pour chacun de s’exclure d’une communauté de destin. La « vraie question » n’est plus de savoir comment se laisser interroger par, et prendre soin de son prochain dans telle ou telle situation, sur fond de sens commun parce que humain, mais de faire droit à son « autonomie », jusqu’à ne pas prendre soin de son prochain dans telle ou telle situation.

Lorsque « la seule question qui conserve un sens, aussi anachronique et désespérée soit cette interrogation est : aurait-il voulu se voir dans cet état ? »17, la question est effectivement désespérée en ce que, précisément, elle nous empêche de conserver un sens.

Jérôme Sainton
Médecin et bioéthicien

______________________

1 Ellul J. Le système technicien. Paris: Calmann-Lévy; 1977.
2 Gamblin V, Da Silva A, Villet S, Ladrat L. La sédation en médecine palliative : un soin de la limite et du
paradoxe. Éthique & Santé. sept 2014;11(3):176-83.
3 Sainton J. Sédation en fin de vie : enjeux relationnels [Thèse d’exercice]. Université de Reims Champagne-
Ardenne. Faculté de médecine; 2018. Disponible sur: https://hal.archives-ouvertes.fr/tel-01724700.
4 Pourchet S, Poisson D. La sédation en fin de vie. Laennec. 2010;58(2):34-47.
5 Hirsch E. Dénoncer le « mal mourir » suffit-il à justifier une nouvelle loi ? In: Hirsch E, éditeur. Fin de vie,
éthique et société. Toulouse: Érès; 2016. p. 687-94.
6 Sainton J, Derzelle M. Sédation palliative et sédation terminale. Med Palliat. 2019;18(1):33-40.
7 Sainton J. Loi du 2 février 2016 : une évolution technicienne et individualiste du système de santé. Med
Palliat. 2017;16(2):88-93 ; https://emmanuelhirsch.fr/?p=1649.
8 Sainton J. Le dispositif Leonetti-Claeys : sédation palliative ou terminale ? Med Palliat. 2019;18(1):41-8.
L’accueil favorable et sans réserve du DLC par la commission d’éthique de la Société de Réanimation de
Langue Française achève de plaider en faveur de la filiation technicienne de la loi de 2016 (et, dans une
moindre mesure, de la loi de 2005). La réponse de la commission à la question : « que change la loi Claeys-
Leonetti pour les réanimateurs ? », à savoir, en substance, « rien », est pathognomonique (Boyer A, Eon B,
Quentin B, Blondiaux I, Bordet F, Dray S, et al. Que change la Loi Claeys-Leonetti pour les réanimateurs ?
Réanimation. 2016;25(4):419).
9 Cette distinction peut être formulée de multiples façons ; la réalité est la même. Elle nous renvoie à la
distinction déjà opérée par le psychanalyste Michel de M’Uzan, entre l’attitude qui respecte le « travail du trépas » et celle qui constitue une « euthanasie psychique » (de M’Uzan M. Le travail du trépas. In: de
M’Uzan M, éditeur. De l’art à la mort : itinéraire psychanalytique. Paris: Gallimard; 1977. p. 182-99). Ou
encore à celle opérée dès le IVème siècle, entre l’attitude qui consiste à subordonner le soin du corps au soin
de l’âme et celle qui fait l’inverse (Sainton J. Repéré dans la presse spécialisée : Reckoning with the last
enemy. Med Palliat. 2019;18(3):157-60).
10 Vergely B. La mort interdite. Paris: Jean-Claude Lattès; 2001. On ne soulignera jamais assez le rôle tragique
joué par la médecine moderne dans cette volonté de nier et réduire la complexité humaine par la technique,
et la réduction concomitante de la médecine en tant que tel à une simple instrumentalité (Boch A-L.
Médecine technique, médecine tragique. Paris: Seli Arlsan; 2009).
11 Pinckaers ST. Les sources de la morale chrétienne. Fribourg: Cerf; 2007.
12 Aristote, Métaphysique, Gamma, IV.
13 Rey O. Leurre et malheur du transhumanisme. Paris: Desclée De Brouwer; 2018. C’est ce que l’on retrouve
à tous les niveaux en bioéthique (ainsi du « projet parental ») et c’est toute la crise écologique actuelle, à la
fois environnementale et humaine, quand on décrète que le sens de la réalité doit suivre notre volonté …
14 Higgins RW. La mort mise en science. Pratiques. 2000;(11):41-5. Derzelle M. Palliativement correct. Ann
Méd-Psychol. 2004;162(4):290-6. Bien entendu, l’anticipation en tant que telle est fondée : éviter par
exemple une hospitalisation ou un geste dont on sait qu’il est devenu vain ou disproportionné (pour telle situation, au cas par cas). Mais il s’agit là d’autre chose que de la communication actuelle faite au travers des
directives anticipées « pour tous ». Même différence qu’entre sédation palliative et sédation terminale …
15 https://www.cnews.fr/videos/france/2019-07-03/jean-leonetti-sur-v-lambert-cette-histoire-est-un-dramehumain-
absolu.
16 https://www.francetvinfo.fr/societe/euthanasie/vincent-lambert/affaire-vincent-lambert-agnes-buzyn-inviteles-
francais-a-rediger-leurs-directives-anticipees_3453655.html.
17 Leonetti J. Rapport d’information fait au nom de la mission d’évaluation de la loi n°2005-370 du 22 avril
2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie, p.51.